Ce que murmurent les fantômes redessine le fil du parcours artistique de Sophie Zénon au travers de vingt années de création puisant dans différents médiums d’expression (photographies, livres d’artistes, vidéos, installations).
Neuf séries, une installation, quatre livres d’artistes et une vidéo se déploient ainsi dans les deux premières salles de L’Imagerie, de ses premiers voyages fondateurs en Asie – Haïkus Mongols (1996-2004), Suite sibérienne (2000-2001), Roads over troubled water (2005-2007) – jusqu’à ses travaux les plus récents (Pour vivre ici, 2017), en passant par Sicile, sous le volcan (2008) et son récent cycle intitulé Arborescences autour de la mémoire familiale et de ses origines italiennes (Maria e Giovanni, 2010 ; L’homme paysage (Alexandre), 2015 ; Dans le miroir des rizières (Maria), 2016).
Sophie Zénon prolonge cette trilogie avec une nouvelle série produite spécialement pour l’exposition et qu’elle présente pour la première fois, Enfance (2017), une série d’autoportraits réalisés dans la maison de son enfance et de son adolescence, juste avant qu’elle ne s’en sépare en octobre 2017.
En avant-première également, Sophie Zénon présente son nouveau livre d’artiste Pour vivre ici publié en avril 2019 aux éditions Loco, une variation plastique de son travail sur le site vosgien du Hartmannswillerkopf, complétant la vidéo et les photographies présentées dans l’exposition.
Arborescences
2015-2017
Arborescences est un cycle composé de quatre volets (Maria e Giovanni, 2010 ; L’Homme – Paysage (Alexandre), 2015 ; Dans le miroir des rizières, 2016 ; Enfance, 2017) dans lequel Sophie Zénon revisite son histoire familiale, intimement liée à celle de l’immigration italienne en France pendant l’entre-deux guerres. Il puise sa source dans une mémoire enfouie, celle de ses origines italiennes à la fois maternelles et paternelles, et traite de l’exil, de l’identité, de la perte des lieux où l’on est né, où l’on a vécu. Dans cet ensemble, photographies, archives familiales, vidéos sont tour à tour exploitées et nous invitent à une relecture de la notion d’héritage. Quel sens cela a-t-il aujourd’hui, dans ce contexte mondial de migrations, de se dire de quelque part ? Quelle histoire, quel imaginaire produire, transmettre quand tout vous manque ?
» La perte de mon père en décembre 2013, suivie de celle de ma mère en janvier 2017, m’ont profondément affectée. Au-delà de l’épreuve et des questions métaphysiques qui l’accompagnent, elles ont vivement relancé mon questionnement sur mon histoire familiale et notamment sur mes origines italiennes. Pendant des années, je n’ai eu de cesse de les interroger sur notre histoire et m’étais constamment confrontée à leur silence, doublé d’une profonde tristesse.Ce silence est aujourd’hui le moteur de mes recherches et après avoir parcouru l’Asie pendant mes premières années de photographe – dans une quête autobiographique jamais vraiment déclarée – je me suis attaquée à mes propres fantômes.
Le décès de mes parents s’est pour moi accompagné du violent et impérieux besoin de me plonger dans les albums de famille.
Un réflexe symptomatique du désir de combler le vide mais surtout de rechercher des indices, de rassembler les pièces du puzzle de mon histoire, comme si ces photographies portaient en elles une mémoire latente.
J’ai toujours haï cette expression : faire son deuil. Se débarrasser de ses morts rend-il plus heureux ? Accepter la perte, la transformer, inventer, imaginer de nouvelles relations avec nos défunts. Écouter ce que murmurent les fantômes « .
L’Homme – Paysage (Alexandre)
2015, Photographies – Installation
L’Homme – Paysage (Alexandre) évoque l’arrivée dans les Vosges de la famille paternelle de Sophie Zénon. Des plaques de Plexiglas reproduisant le portrait de la carte d’identité de son père ont été disposées dans des forêts vosgiennes près de Bussang, familières à l’enfant. Elles ont ensuite été photographiées au téléphone portable en plans serrés sur le visage.
« Un visage d’enfant, statique, de profil et en noir et blanc. Nous sommes en 1936. Mon père à 10 ans. Cette photographie, extraite de sa carte d’identité, a servi à l’identifier comme migrant au cours du déplacement de la famille du Piémont italien vers les Vosges françaises il y a près d’un siècle.
Mon père gardait de son enfance vosgienne un vif souvenir, marqué par la puissance de la nature, la magie des grandes forêts de conifères, les descentes à ski en douves de tonneaux, la cueillette des myrtilles, la rudesse des hivers et les rivières gelées sur lesquelles il se laissait glisser jusqu’à l’école. Mais aussi le racisme, les tensions sociales et politiques qui n’avaient pas échappées à l’enfant, puis à l’adolescent, dans ce contexte brûlant de l’entre-deux guerres.
À l’été 2015, à l’époque où les mousses vertes fluorescentes colonisent les troncs des mélèzes, je suis partie dans les Vosges. Sous le bras, une grande plaque de Plexiglas sur laquelle j’ai imprimé le portrait de mon père et que j’ai disposée dans la forêt, observant les mouvements des rayons du soleil sur la plaque.
Comme dans un palimpseste, troncs, feuilles d’arbres, insectes s’entremêlent aux lignes du visage, dans un jeu de transparences, de reflets, d’ombres et de lumières. Photographiée au I-Phone en plans serrés sur le visage, la photographie d’archive prend une nouvelle vie. La figure de l’ancêtre se transforme en homme végétal et le corps en paysage ».
Maria e Giovanni, 2010. Nonni, 2015.
Photographies – Livre d’artiste
En 2010, la participation de Sophie Zénon à une exposition collective réunissant quatre photographes sur le thème du voyage, avait amorcé son interrogation sur la notion d’identité. Elle concevait alors deux triptyques, mêlant archives familiales et paysages d’Italie, présentés ensuite en juin 2015 à la Triennale de Hambourg, puis à Milan fin 2015.
« Être d’ailleurs. Vivre ici. Entre la terre des origines, l’Italie, et ma terre normande natale, comment se sentir d’ici plutôt que d’ailleurs ? Motivés tant par les besoins en main d’œuvre que nécessitaient les reconstructions des deux après-guerres que par la peur du fascisme, mes parents et grands-parents ont longtemps navigué entre l’Italie du Nord, les Vosges et la Normandie. Revislate, Stresa, Saint Louis en Alsace, Ornans, Épinal, Rouen… Les noms s’égrènent, de génération en génération, et dessinent une carte de l’exil, du déracinement, de la solitude.
Elle nous regarde sans nous voir. Ses yeux tournés vers l’ailleurs, elle semble à la fois décidée et nostalgique. Nous sommes en 1933. Maria, ma grand-mère maternelle a 18 ans et s’apprête à quitter l’Italie pour la France. Dans le studio du photographe, elle prend la pose dans une robe noire, celle du dimanche, des mains que l’on devine croisées sur ses genoux, une raideur de la nuque qu’impose la réalisation du portrait-souvenir, celui que l’on offrira aux proches avant de partir ».