Chez les auteurs contemporains, la notion de paysage quitte fréquemment les frontières du beau pour celles plus diverses de l’environnement, de la rigueur du quotidien et des perspectives urbaines. Les photographes exposés lors de ces Estivales en 2011 parcourent ainsi une palette élargie du médium. S’ils recourent tous au grand format, les problématiques évoquées sont multiples. Qu’avons-nous fait du monde ciselé par Thibaut Cuisset dans la magie des origines en Islande ou en Namibie, semblent nous demander les « Fluffy Clouds » de Jürgen Nefzger ? Captés près de centrales nucléaires aux quatre coins de l’Europe, les personnages saisis par l’objectif ironique de Nefzger vaquent à leur quotidien, s’amusent ou se reposent à l’ombre des panaches duveteux des centrales. Tchernobyl ou Fukushima sont bien loin, après tout !
Éric Dessert, il y a peu, deux décennies tout au plus, parcourait les chemins de Transylvanie, documentant le quotidien d’un monde rural où la terre et la vie ne pouvaient faire qu’un. Que peut-il en rester aujourd’hui ? Peut-être est-on, là-bas aussi, plus proche de ces zones péri-urbaines qui envahissent la campagne et que nous peint André Mérian dans la série « Land ».
Les paysages qu’Olivier Mériel réalise à la chambre 30 × 40 dans la magnificence des ombres et des noirs nous convient, dit le poète Charles Juliet, « à une méditation sur le temps et la mort ». L’artiste en donne dans la noirceur de son interprétation une vision bouleversante et quasi-mystique. A contrario, chez Richard Petit, c’est le blanc qui règne, le blanc quasi immaculé de la montagne… et dans ce quasi, tout est dit, qui cache en fait la lente et sournoise destruction de cette terre longtemps préservée, cette cheap land où le vertige a saisi l’auteur constatant « la proximité du banal et du sublime ».
Le programme est complété par une exposition collective sur le paysage avec des œuvres extraites de la collection de la Galerie Le Lieu de Lorient, acquises au fil de plus de vingt ans d’expositions.
Thibaut Cuisset:
« Le dehors absolu »
Thibaut Cuisset déploie son travail photographique par campagnes successives sur des territoires variés : Australie, Suisse, Espagne, Italie, Corse, Turquie, Bretagne, Japon, Pays de Loire… Les lieux ne sont pas envisagés sous l’angle de l’actualité mais comme des paysages modelés par l’homme et par le temps : espaces urbains, périphéries de grandes villes, campagnes cultivées, côtes maritimes, plaines fluviales mais aussi déserts et montagnes.
« En articulant le plus précisément possible un sujet, une lumière et des couleurs, par un travail d’élimination et d’épure, où ni l’anecdote, ni l’exotisme, le pittoresque ou le pathos n’ont leur place », Thibaut Cuisset cherche à représenter de façon puissante et discrète l’essence du paysage. S’appuyant sur des couleurs douces et retenues, il montre que le territoire n’a rien de figé, qu’il est le résultat de l’histoire et d’interventions multiples.
Dans l’exposition « Le dehors absolu », Thibaut Cuisset prolonge cette réflexion sur l’environnement de l’homme en présentant la première partie d’un projet en cours, intitulé Nord-Sud ou comment raconter une géographie en rencontrant l’histoire. L’artiste entend confronter quatre territoires, deux où l’homme est absent, deux où il est omniprésent. « Islande » (2000) et « Namibie » (2004) mettent en avant des lieux où l’homme ne vit généralement pas. L’Islande est une île volcanique, riche en couleurs, un chaos minéral pelé par le froid, le plus jeune paysage géologique de la planète, un désert sans cesse en mouvement. A contrario, le désert du Namib, en Namibie, est un désert immobile, considéré comme le plus ancien et le plus aride de la planète. C’est une surface monotone et monochrome composée de cailloux, de dunes de sable, de broussailles et de rares espèces endémiques. Après avoir observé une nature laissée à elle-même, Thibaut Cuisset souhaite à l’avenir s’immerger au coeur d’une ville, là où le moindre détail est pensé par l’homme. Il devrait ainsi se rendre prochainement à Berlin et à Beyrouth, deux capitales bouleversées en leur centre historique par la division et la destruction.
(Anne de Mondenard)
Né en 1958, il vit et travaille à Montreuil. Depuis 1985, il se consacre à la photographie de paysage dans le cadre de travaux personnels ou de commandes institutionnelles (Conservatoire du littoral, Centre méditerranéen de la photographie en Corse, Mission photographique dans les Côtes-d’Armor pour l’Observatoire du Paysage, Normandie impressionniste…).
Représenté par la galerie Les filles du Calvaire, il a été pensionnaire à la villa Médicis à Rome en 1992-1993 et résident à la villa Kujoyama de Kyoto en 1997.
Prix de l’Académie des beaux-arts 2009 en photographie, ses oeuvres figurent dans de nombreuses collections publiques et privées (Fonds national d’art contemporain, Bibliothèque nationale de France, Maison européenne de la photographie, musée de l’Élysée de Lausanne…).
Jürgen Nefzger:
« Fluffy Clouds»
Dans une veine documentaire, mon travail aborde des sujets relevant d’une interrogation sur le paysage contemporain. Observateur critique d’une société consommatrice,je porte mon regard sur des paysages marqués par les activités économiques, industrielles et de loisir. Travaillant par séries, j’ai effectué différents corpus d’images autour de zones sensibles en réfléchissant à des problématiques environnementales. Les images construisent des narrations qui permettent une immersion dans un univers de plus en plus marqué par la présence humaine. Des problématiques sociales et politiques se dégagent de ces récits, invitant le spectateur à une expérience esthétique qui l’engage aussi en tant qu’individu responsable du monde où il évolue.
« Fluffy Clouds», réalisé entre 2003 et 2009, propose un tour d’horizon de plusieurs pays européens — la France, l’Allemagne, l’Espagne, la Suisse, la Grande-Bretagne et la Belgique — à travers leurs centrales nucléaires. Le parcours visuel suit le rythme des quatre saisons, cycle d’images où l’Europe est interrogée dans ses paysages, dans ses climats et dans ses positionnements divergents face au nucléaire. Au-delà de l’énumération (qui n’est pas exhaustive), ce travail présente une grande diversité géographique, positionnant les centrales dans leur environnement naturel et humain. Par ce focus sur un objet-symbole, la centrale nucléaire, ces images véhiculent des enjeux sociologiques, idéologiques et politiques.
Le titre Fluffy Clouds peut se traduire en français par « Ça moutonne » et renvoie à une notion de pittoresque populaire. Jouant sur le décalage entre des beaux paysages paisibles et la présence d’une centrale nucléaire, «Fluffy Clouds » met en scène une réflexion récurrente dans mon travail qui porte sur les ambiguïtés inhérentes à nos sociétés. Tous les paysages montrés sont marqués par la présence de centrales nucléaires. Le spectateur ne peut jamais les oublier car, dans chaque image, une référence visuelle directe, plus ou moins visible, lui rappelle leur présence.
(Jürgen Nefzger)
Né en 1968 à Fürth en Allemagne, il réside en France depuis 1990. Diplômé de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles en 1994, il vit et travaille aujourd’hui entre Paris et Nice. Jürgen Nefzger enseigne la photographie à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole. La série « Fluffy Clouds » a reçu le prix du public de la Galerie Nationale du Jeu de Paume en 2006.
Jürgen Nefzger a été récompensé en 2008 par le prix Niépce pour l’ensemble de son oeuvre. En France comme à l’étranger, il est présent dans des collections publiques et privées. Son travail est représenté par la galerie Françoise Paviot, Paris.
Éric Dessert:
Éric Dessert poursuit depuis bientôt trente ans un travail photographique d’une rare cohérence ayant su trouver la pratique, la forme la plus fidèle à son regard, il s’y tient avec constance, affirmant une vision profonde et personnelle, sans concession à l’air du temps.
Photographe d’une terre et de ses habitants, il rassemble dans ses images les signes et les liens qui les unissent, mettant en évidence combien l’homme et le paysage se façonnent mutuellement. C’est pour enregistrer la présence même des lieux, des êtres, des objets, qu’Éric Dessert a choisi de travailler à la chambre grand format et de tirer ses négatifs par contact. Il nous offre ainsi des miniatures riches de détails, sortes d’empreintes du monde que l’on doit approcher et contempler avec intimité.
« Comment dire les choses avec le coeur, l’intelligence du simple qui ne peine jamais à porter sa chambre, à trouver naturellement les gestes du corps, art du corps et de l’esprit, pour faire une image parfois avec beaucoup de chance, souvent laborieusement mais toujours avec foi ! Et puis le voyage m’a toujours plongé dans cet état d’attention si propice à le photographie : dès lors, je ne pense plus qu’à cela, 24 h sur 24, cinq semaines durant, le temps de cette vie dans le monde et non pas hors du monde, à la recherche incessante d’une sorte d’acuité aux choses. Et lorsque le bonheur d’une image vient à surgir, c’est un état de félicité qui vous envahit tout le corps et l’esprit. Plus de fatigue, plus de blues, rien que de la joie au sens le plus pur, le plus généreux du terme, une joie reçue du sujet. Lorsqu’on a goûté une fois à cela dans sa vie, on n’a de cesse de vouloir retrouver cet état de l’âme, ce paysage intérieur qui donne tant de sens notre existence, qui nous rend plus disponibles au monde, plus généreux aux hommes, moins à l’écoute de nos propres maux, moins sujets à nos propres démons. L’image photographique comme un acte d’amour ultime pour le monde. »
(Éric Dessert)
À l’invitation du Centre culturel français de Cluj (Roumanie), Éric Dessert a parcouru les routes de Transylvanie en automne 1992 et en hiver 1993. Il a fixé dans ses photographies les traces d’une vie rurale appelée à disparaître, tout au moins à changer radicalement.
Né en 1957, il est diplômé de la section »humanités photographiques » à l’Institut Saint-Luc de Tournai (Belgique), sous la direction du professeur Jan Maertens. En 1994, il est nommé professeur associé à l’École supérieure de l’Image Le 75, à Bruxelles. Il est représenté par la galerie Camera Obscura (Paris). Nourrissant son œuvre de ses voyages, il a parcouru entre autres la Roumanie, l’Estonie, la Géorgie, le Japon et la Chine, à plusieurs reprises. ll consacre son art, proche de l’ascèse, au monde rural. Il est l’auteur de Géorgie (éd. Créaphis), Japon, les premiers bruits du soleil (éd. Lieux Dits), Littoral, parc national de Port-Cros (éd. Filigranes) et Une autre Chine (éd. Lieux Dits).
Olivier Mériel:
« Lumières d’ombre »
« C’est à une méditation sur le temps et la mort qu’Olivier Mériel nous convie.
Nous tous, êtres humains, sommes saisis d’angoisse lorsque nous songeons à notre condition. Impossible d’arrêter le temps. Impossible d’écarter la mort. Pour échapper à notre angoisse, nous préférons nous fuir, nous égarer et nous perdre dans ce monde environnant qui offre tant d’attraits. Olivier Mériel nous rappelle qu’il est vain de se fuir. Que c’est en affrontant notre angoisse, en consentant à la mort, que nous intégrons plus intimement à la vie.»
(Charles Juliet)
Olivier Mériel s’est très tôt orienté vers la captation du paysage, de ses lumières et de ses ombres surtout : ses photos noir et blanc (des contacts réalisés à la chambre 3o x 4o) offrent au regard la permanence de ciels denses et de sols contrastés dans de savantes lumières magnifiées par les poses longues. La photographie est pour lui un engagement artistique profond, du domaine de l’expérience intérieure.
« Je vois la lumière comme le symbole de l’élévation, elle se suffit à elle-même. L’ombre, c’est la part humaine, avec tout ce que cela implique de complexe. Je pars de l’ombre, je ne m’occupe pas du tout de la lumière, la lumière vit d’elle-même si vous voulez, c’est la vie à l’oeuvre…» (Olivier Mériel)
(entretien Y. Thommerel, 2004)
Originaire de Normandie où il est né en 1955 et où il vit et travaille aujourd’hui, Olivier Mériel a répondu à plusieurs commandes, notamment pour le Conservatoire du littoral ou pour la récente manifestation « Normandie impressionniste. »
Les photographies de cette exposition sont réalisées à la chambre 3o x 4o, tirages par contact. « C’est un oeil qui va au coeur des choses », dit-il.
Olivier Mériel est l’auteur de nombreux ouvrages dont Lumières d’Ombre (Images en manoeuvres, 2000), Natures silencieuses (éd. 5 continents, 2006), Toscane (éd. Les Cahiers du temps, 2009) et Lumière argentique (éd. Les Cahiers du temps, 2010).
André Mérian:
« La photographie contemporaine, dans l’héritage de Walker Evans, puis des conceptuels, se passionne depuis cinquante ans pour les zones périurbaines. Centres commerciaux, parkings, quartiers-dortoirs, infrastructures routières constituent de nouveaux paysages où se cristallisent les tentatives de raisonner l’urbanisme. Ces territoires injustement nommés « non-lieux », souvent identiques, s’élaborent selon un vocabulaire architectural décliné à l’infini et sans variation perceptible, dans toutes les régions, et autour de toutes les villes du monde. Phénomènes, plus que modèles de développement, aux terminologies abstraites (« villes actives », « zones commerciales », « zones d’activité », « villes nouvelles »), ces territoires fascinent les photographes qui y révèlent le « lieu sans qualité » pour paraphraser Robert Musil. Ces images de paysages urbains n’ont finalement aucun sujet. Elles sont un constat lucide du désenchantement comme forme aboutie de la critique. Cette photographie des périphéries s’est considérablement développée depuis la fin des années 1970, passant de l’inventaire des bâtiments industriels à l’abandon chez les Becher, habitats standardisés chez Lewis Baltz ou Dan Graham, paysages décalés chez Robert Adams, ou décors de mise en scène chez Jeff Wall. Elle incarne, par ses préoccupations sociales et anthropologiques, une forme de réinvention du sentiment de la mélancolie longtemps masquée par son anti-esthétisme.
Le travail d’André Mérian se situe indiscutablement dans cette mouvance. Catalogue de lieux qui, loin d’être des motifs ou des prétextes, se montrent en tension, entre ces espaces de nature et leur irrémédiable transformation en espaces d’usage. Aucune critique ni dénonciation ne sous-tend ce constat. Les images imposent le neutre en refusant la construction de sens. Cette neutralité n’est plus seulement celle de lieux difficilement repérables présentés de manière indifférenciée, elle matérialise surtout celle du photographe qui, dans la répétition des images, disloque l’idée même du document. »
(Bernard Millet)
Né en 1955, il vit et travaille à Marseille ; il est représenté par Les Douches la Galerie à Paris. Ses travaux autour du paysage urbain font régulièrement l’objet d’expositions personnelles et collectives, et d’éditions en France et à l’étranger.
On peut citer récemment : « Syrie » (Musée Nogueira da Silva, Braga, « Portugal », 2010 ; Rencontres internationales de la Photographie d’Arles, nominé Prix Découverte 2009) ; « Esthétiques urbaines » (Le Château d’Eau, Toulouse, 2010) ; « Land » (Maison Descartes, Institut français des Pays-Bas, Amsterdam, 2008) ; « The Statement » (galerie du Théâtre de la Passerelle, Gap, 2008)… Bibliographie (extraits) – 2010 Land, texte de Damien Sausset (éd. Ville ouverte) ; 2009 Syrie, texte de Bernard Millet (éd. Images en manoeuvres) 2006 : The Statement, texte de François Bazzoli (éd. Images en manoeuvres)…
Richard Petit:
« Cheap Land »
Pourquoi et comment, face à face et corps à corps avec ces grandes fenêtres que sont les photos de Richard Petit, éprouvons-nous cette qualité de trouble perceptif qui caractérise ce que nous appelons l’art?
Il y a d’abord une succession de sensations : la froide et sèche nudité du documentaire, le blanc présent dans son vertige immense, puis le point de vue celui de Sirius, celui de l’infini et dans ce hiératisme presque hautain on découvre, en approchant à bout portant de l’œil, toute une richesse du détail, éventuellement trivial et/ou d’une banalité accablante. Alors se présente une sorte de doute : celui du vide, et un masque presque imperceptible, celui de la métaphore.
« La photo est toujours entre la restitution et la négation », écrivait Bernard Lamarche-Vadel. La métaphore usant des images pour glisser d’un sens à d’autres, pourquoi les images photographiques se priveraient-elles de l’inverse : proposer à l’œil la métaphore cachée dans une image ouvrant troubles et interprétations?
Cette Terre bon marché («cheap land ») est glorieuse et misérable, banale et sublime. Au risque du contresens et de l’hermétisme, elle demande deux investissements au regardeur : celui du physique d’abord, le format est celui du corps humain et la puissance de ces photos ne se dégage vraiment que dans ce face à face, à égalité avec le regard posé sur elle. Et ces photos demandent aussi une attention d’explorateur, elles sollicitent qu’on les fouille avec soin et curiosité. C’est-à-dire une qualité d’application qui est exactement le contraire du simple coup d’œil, condition générale d’impact de l’image mercantile. Les photos de Richard Petit sont le contraire des photos de pub : à travers un refus presque total des procédés de séduction habituels, elles demandent attention et analyse, exploration du détail et perception physique directe.
Alors il apparaît que ces photos sont des pensées du monde et non des représentations.
(Jean-Louis Marcos – 2011)
Né en 1957, il vit et travaille à Arles. Réalisées à la chambre 4 x 5 pouces selon un protocole de prise de vue rigoureux et tirées en grand format 100 x 125 cm, ses photographies ont été exposées a Nîmes, Montpellier, Amiens, Arles, Marseille, Strasbourg.
Il est représenté par la galerie Voies Off (Arles).
Vues de l’exposition